Le réveil sonna à cinq heures et demie.

Robert Neville commença par allumer une cigarette, puis il se leva, gagna le living-room toujours plongé dans l’obscurité et regarda au-dehors par le judas.

Sur la pelouse, devant la maison, les silhouettes sombres évoquaient de silencieuses sentinelles. Tandis qu’il les observait, certains d’entre eux commencèrent à s’éloigner, et il les entendit marmotter aigrement entre eux. Une nouvelle nuit s’achevait.

Il revint dans la chambre à coucher, alluma l’électricité et s’habilla. Comme il passait sa chemise, il entendit Ben Cortman crier encore une fois :

— Viens, Neville !

Et ce fut tout. A présent, il le savait, ils allaient s’en aller, tous, plus faibles que lorsqu’ils étaient venus  – à moins qu’ils ne se fussent attaqués à l’un d’entre eux. Ils le faisaient souvent. Il n’y avait entre eux aucune solidarité. Leur instinct seul les poussait.

Après s’être habillé, Neville s’assit sur son lit et nota son programme de la journée :

Tour à bois chez Sears.

Eau.

Vérifier le générateur.

Bois ( ?).

Comme toujours...

Il avala rapidement un petit déjeuner sommaire (un verre de jus d’orange, un toast, deux tasses de café), tout en se morigénant : il aurait dû consacrer plus de temps à ses repas. Après quoi, il se brossa les dents. « Ça, au moins, c’est une bonne habitude », se dit-il pour se réconforter.

Lorsqu’il sortit, il commença par regarder le ciel qui était clair, à peu près sans nuages. Bon : aujourd’hui, il pourrait quitter la maison... Le miroir fixé à la porte d’entrée était tombé, comme il l’avait prévu. Il s’en occuperait plus tard.

Il y avait un corps allongé sur le trottoir et un autre à demi caché par les arbustes de la haie. C’étaient deux femmes. C’étaient presque toujours des femmes.

Il sortit la camionnette du garage et ouvrit sa portière arrière. Puis il enfila de gros gants et revint auprès des cadavres. En les enfournant dans la camionnette, il se dit qu’à la lumière du jour elles n’avaient vraiment rien de séduisant. Il ne devait plus y avoir une goutte de sang dans leurs veines : on aurait dit deux poissons morts...

Il arpenta rapidement la pelouse, ramassant les pierres dont elle était jonchée et les rassemblant dans un sac de toile qu’il mit également dans la camionnette avant de retirer ses gants.

Alors il rentra dans la maison, se lava les mains et prépara le déjeuner qu’il emporterait : deux sandwiches, quelques petits gâteaux et un thermos de café chaud. Cela fait, il emplit un sac à dos des pieux qu’il avait confectionnés la veille et le fixa à son épaule, en glissant un maillet dans la bretelle. Il ressortit, en fermant soigneusement la porte derrière lui.

Il ne perdrait pas son temps, ce matin-là, à chercher Ben Cortman : il avait trop de choses à faire. Un instant, il pensa à son projet d’insonorisation de la maison, mais cela aussi, il s’en occuperait un autre jour. Un jour où le ciel serait couvert. La première chose à faire qu’il avait notée sur sa liste, était d’aller chez Sears pour prendre un autre tour à bois. Mais auparavant, il devait se débarrasser des corps, bien entendu...

Il mit la voiture en marche et se dirigea vers Compton Boulevard. Là, il tourna à droite, et continua à rouler vers l’Est, entre les maisons silencieuses et les voitures parquées, vides et mortes.

Les yeux de Robert Neville se portèrent vers le niveau d’essence. Le réservoir était encore à moitié rempli mais il ferait aussi bien de s’arrêter au garage de Western Avenue et de faire le plein... Cela fait, et tant qu’il était dans la station déserte, il vérifia le niveau de l’huile, l’eau et les pneus. Tout allait bien, comme d’habitude. Il prenait un soin tout particulier de sa voiture : il ne pouvait courir le risque de tomber en panne et de ne pouvoir rentrer avant le crépuscule... Si jamais cela lui arrivait, ce serait la fin.

Il se remit en route, suivant les rues silencieuses, où il n’y avait âme qui vive. Mais Robert Neville savait où ils étaient.

 

 

Le feu brûlait toujours. Lorsque la voiture s’en approcha, Neville mit ses gants et un masque à gaz. Un ruban de fumée noire montait de l’énorme excavation creusée en juin 1975.

Il arrêta la camionnette et en descendit rapidement, pressé d’en finir avec ce travail. Il tira l’un des corps jusqu’au bord de la fosse et l’y jeta. Le corps roula le long de la pente et s’arrêta sur l’énorme tas de cendres brûlantes, au fond du trou. Neville retourna à la camionnette, en respirant avec peine. Même avec son masque, il avait toujours l’impression d’étouffer, lorsqu’il était là... Le second corps suivit le même chemin que le premier, puis ce fut le tour du sac de pierres.

La camionnette repartit.

Après avoir roulé un moment, Neville retira ses gants et son masque à gaz et les jeta au fond de la voiture. Ses lèvres aspirèrent une large goulée d’air frais. Il prit la gourde qui se trouvait toujours près de lui, dans la voiture, avala une bonne lampée de whisky et alluma une cigarette, dont il aspira longuement la fumée. Il lui arrivait d’aller à la fosse crématoire tous les jours, des semaines durant, et cela le rendait toujours malade. Il pensait à Kathy, dont les cendres étaient là, en bas...

Sur la route d’Inglewood, il s’arrêta devant une épicerie pour prendre quelques bouteilles d’eau minérale. Comme il entrait dans le magasin silencieux, l’odeur des aliments pourris heurta ses narines. Il avança néanmoins entre les comptoirs couverts d’une épaisse poussière, en réprimant une nausée.

Il trouva des bouteilles d’eau minérale au fond, près d’une porte donnant sur un escalier. Après avoir transporté toutes les bouteilles dans la camionnette, il revint à cette porte, monta ces escaliers. Il se pouvait que le propriétaire du magasin fût en haut ; pourquoi ne pas s’en assurer et, éventuellement, passer tout de suite au point suivant de son programme ?

Il y en avait deux. Dans le living-room, allongée sur un divan, il y avait une femme d’une trentaine d’années, en robe d’intérieur. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait lentement Elle avait les yeux fermés.

Les mains de Neville hésitèrent un instant avant de prendre le maillet et le pieu. C’était toujours difficile, quand ils étaient vivants  – surtout avec les femmes...

Elle eut un râle bref et rauque. En allant vers la pièce voisine, il entendit un bruit évoquant celui de l’eau qui coule. Il ne se retourna pas. « Que puis-je faire d’autre ? » se demanda-t-il. Il s’arrêta un instant à l’entrée de la chambre à coucher, regardant le petit lit près de la fenêtre, la gorge serrée, le souffle court.

Il s’approcha et se pencha sur la petite fille endormie.

« Pourquoi faut-il qu’elles me rappellent toutes Kathy ? »  pensa-t-il, en prenant un autre pieu, d’une main qui tremblait...

 

* * *

 

En roulant lentement vers les magasins Sears, Neville essayait de penser à autre chose en se demandant pourquoi seuls les pieux de bois étaient efficaces. Cela le fit sourire malgré lui : n’était-il pas extraordinaire qu’il ait mis cinq mois à se poser cette question ?

Elle en appela une autre : comment réussissait-il chaque fois à les frapper au cœur ? Il le fallait : le Dr Busch l’avait bien dit. Et pourtant lui, Neville, n’avait aucune notion d’anatomie... Ses sourcils se froncèrent. Cela l’irritait de penser qu’il se livrait depuis si longtemps à cette odieuse pratique sans jamais s’être employé à répondre à ces questions. Et pourtant non : il valait mieux y réfléchir posément ; s’appliquer à poser tous les problèmes avant d’essayer de les résoudre ; procéder méthodiquement, scientifiquement...

« Ouais, pensa-t-il... Ça, c’est un souvenir du vieux Fritz... » « Le vieux Fritz », c’était son père. Neville ne l’avait pas aimé et il détestait tout ce qui lui rappelait son esprit logique. Jusqu’à sa mort, Fritz Neville avait contesté l’existence des vampires...

Chez Sears, il prit un tour à bois, le déposa dans la camionnette, puis entreprit d’explorer l’immeuble.

Il y en avait cinq dans la cave, tapis dans les coins les plus sombres. Neville en trouva même un dans un réfrigérateur hors de service, et faillit éclater de rire : curieux endroit pour se cacher, ce cercueil émaillé ! Il fit le nécessaire. Un peu plus tard, il pensa au manque d’humour d’un monde où l’on n’avait plus d’autres occasions de rire...

Vers deux heures, il mangea ses sandwiches, et leur trouva un goût alliacé. Ce qui l’amena à se demander une fois de plus de quelle manière l’ail agissait sur eux. C’était son odeur qui les faisait fuir, bien sûr : mais pourquoi ? Tout ce qui les concernait, décidément, était étrange : le fait qu’ils se cachaient le jour, que l’ail les tenait à l’écart, qu’il fallait les exterminer avec des pieux de bois, qu’ils étaient censés redouter les croix et les miroirs... Oui, justement, les miroirs : suivant la légende, leur image ne s’y reflétait pas. Or il savait que ce n’était pas vrai  – pas plus qu’ils ne se transformaient en chauves-souris. C’étaient là des superstitions que la logique et l’observation démentaient. Il n’était pas moins ridicule de leur prêter le pouvoir de se changer en loups. Sans doute y avait-il des chiens-vampires : il en avait vu et entendu, la nuit, autour de chez lui. Mais ce n’étaient jamais que des chiens...

Robert Neville se secoua. « Pense à autre chose, se dit-il. Tu n’es pas encore prêt... » Le temps viendrait où il résoudrait ces problèmes, un à un, mais c’était encore trop tôt. Il avait, pour l’instant, assez de soucis sans cela...

 

Après avoir déjeuné, il alla de maison en maison et utilisa tous ses pieux.

Il en avait emporté quarante-sept.

Je suis une légende
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